mardi 16 octobre 2012

M. T


En seconde, il était assis à côté de moi en anglais. Il travaillait beaucoup, sans doute trop, et regardait les annotations rouges sur mes copies avec un dédain tranquille. Les siennes étaient vertes, toutes vertes et pourtant si propres. Je me demandais s’il les encadrait.
Nous n’étions d’accord sur rien. Il me racontait la messe, je lui parlais d’opium. Il me disait son amour de la « patrie », je lui disais l’amour des gens. Il pensait que beaucoup ne le méritaient pas. Il parlait de « ceux qui en profitent ».
Je boudais ses certitudes, sans arriver à le détester. Il avait encore ce rire franc, ces pommettes d’enfant qu’on embrasse, et dont on loue l’élasticité. On lui faisait confiance pour ses yeux qui n’auraient jamais laissé tomber personne.

Il m’avait parlé des deux rêves qui lui tenaient le plus à cœur. L’uniforme et la musique. Il savait que je n’en partageais qu’un seul. Je priais, comme jamais, pour qu’il soit pris au conservatoire, pour qu’il oublie le reste. S’il voulait tellement être soumis à une quelconque forme d’autorité, je préférais qu’il se fasse recadrer par son prof de solfège ou de clarinette.
Et puis je pensais que « le milieu de la musique » le changerait. Parce qu’il devait changer bien sûr. Il ne pouvait pas rester si loin du monde, perché sur de fausses valeurs, à louer un maréchal qu’il admirait pour son service exemplaire dans l’armée, quand d’autres le condamnaient pour crime contre l’humanité.

Mais la photo  date d’hier. Le crâne presqu’entièrement rasé, il sert un képi sur son cœur, genou à terre. Les yeux fixes et le front sérieux, il lève haut son sabre, dans un hommage qu’il ne prend pas à la légère.
Sa famille, ses amis commentent la photo et le félicitent. On loue sa prestance, son allure, et on lui promet une carrière aux nombreux galons. Modeste, il répond tout de même sa fierté. Il essaiera.
Il n’a jamais changé d’histoire d’amour. Il a travaillé, toujours aussi dur, pour en arriver là, parmi ceux qui arborent les mêmes couleurs que lui, et le même froncement de sourcils. Il remplira son rôle, il sera toujours cet officier modèle, qui obéit bien sagement. Il n’est pas du genre à contredire un ordre, c’est une question de respect. Et si un jour il sent qu’il devrait, il ne le fera pas, parce que ce n’est pas ce qu’il doit.

Mes mots n’ont pas vraiment de sens ce soir. J’ignore au juste, qui il est exactement, aujourd’hui. Je sais simplement ce qu’il ne sera pas. Je sais qu’il n’a jamais changé, et qu’il a gardé les mêmes idoles. Je sais que nous n’aurions plus rien à nous dire. Que nous n’avons peut-être jamais rien eu à nous dire.
Mais toujours, je regretterai ses pommettes.

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