Vivriez-vous de la même façon si
vous vous saviez « ombres » ? Si vous vous saviez destinés à
n’être qu’un bras droit détaché du corps ? Si tout d’un coup on décidait de nier
votre place dans l’Histoire ?
Ces questions, les tunisiennes se
les sont posées sans cesse depuis le 1er Août. Ce jour-là
l’Assemblée Nationale Constituante -élue par le peuple qui souhaitait la voir,
en un an, poser les bases d’une Constitution prenant en compte les
revendications soulevées par le printemps arabe- a adopté un texte qui comporte
un projet d’article alarmant : « L’Etat assure la protection des
droits de la femme, de ses acquis, sous le principe de complémentarité avec
l’homme au sein de la famille et en tant qu’associée de l’homme dans le
développement de sa patrie ».
« Complémentarité »,
« associée ». Deux mots qui forcent l’été à faire écho au printemps, poussent
dans la rue des milliers de femmes, et inquiètent les organisations des droits
de l’homme : 56 ans après la promulgation du Code de Statut Personnel en
Tunisie, qui fixe l’égalité des sexes dans de nombreux domaines et reste
jusqu’ici sans équivalent dans le monde arabe, on remet en cause le rôle citoyen de la femme?
Car c’est bien de cela qu’il
s’agit, et les allées de Tunis ne criaient pas sans raisons le 13 Août et la
semaine dernière. Que le parti islamiste en place, Ennahdha, choisisse
d’employer le terme anthropologique de « complémentarité », plutôt
que celui, politique, d’ «égalité », souligne sa volonté de ramener la
femme à son genre, de la poser comme pion d’une logique patriarcale, et de nier
son action autonome au sein de la société. Ce mot, dont le sens est encore plus
fort en réalité puisque ce qu’on a traduit en français par
« complémentarité » équivaut à « annexé à » en arabe, n’est
pas une simple erreur de vocabulaire, et la réaction qui l’a suivi n’est pas,
comme on l’a prétendu, le résultat de « confusion », de
« provocation », et d’ « exagération ». Ce mot
représente la femme tunisienne telle qu’on souhaiterait la voir au 21ème siècle :
entièrement dépendante de son père, de son frère, de son mari.
Que dire alors, des visages qui
brandissent les pancartes « Jebali (chef du Parti « Ennahdha »),
dehors ! » ? Ce sont ceux de femmes qui ont compris qu’on
remettait ici en question une liberté qu’il leur avait été si difficile
d’obtenir. Ceux de femmes à qui on ne pourra pas enlever le droit de penser et
d’agir par elles-mêmes. Et ce sont ceux, souvent, qui étaient en première ligne
en Décembre 2010 et pendant le mouvement révolutionnaire qui a touché le monde
arabe.
Et leur colère ne saurait rester
sans suite : elle est aujourd’hui l’un des piliers fondateurs de l’élan républicain
qui éclot en Tunisie, où l’on se lasse d’un gouvernement provisoire qui semble
vouloir prolonger son mandat, qui va à contre-courant des acquis modernes, et
multiplie les attaques à l’encontre de la liberté de la presse et de
l’indépendance des juges. A nous de comprendre et de soutenir leur lutte, de
les aider à montrer qu’on n’étouffe pas une révolution par une cécité de façade.
Aidons les à montrer, surtout, que les voix du peuple, les seules qui soient
légitimes, jamais ne s’éraillent.
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