( En 2009, on nous emmenait en Pologne pour un projet de classe sur la Shoah. Au retour, nous devions réaliser un exposé-photos ou un poème à envoyer aux associations qui avaient financé notre séjour.
Je n'ai réussi à faire ni l'un ni l'autre. Mais j'ai écrit ça, simplement parce que c'est comme ça que je l'ai vécu, sur le moment. Et parce qu'au retour, mes rêves empestaient et faisaient ce drôle de bruit.)
J’avais neuf ans quand j’ai
entendu le mot « Shoah » pour la première fois. Jusque-là, je savais qu’il y
avait eu des guerres mondiales, et des cadavres. Je m’étais dit que c’était
triste, horrible, j’en voulais aux bombardements, au hasard et à la mort qui ne
choisissait pas ses victimes.
Je ne savais pas encore qu’on avait choisi pour
elle.
Il avait une coiffure ridicule,
des sourcils froncés, et il était petit. Il avait écrit un livre, « Mein Kampf
», pendant qu’il était en prison et l’avait signé « Adolf Hitler ». Sur les
photos, je lui prêtais un air mélancolique et je lui demandais « Mais qu’est ce
qui t’as rendu comme ça ? ». J’étais petite et déjà je compatissais, accordant
un pardon sur lequel je n’avais aucun droit, maudissant la société et les
hommes qui avaient laissé le petit Adolf prendre le mauvais chemin, l’avaient
meurtri, puis l’avaient regardé s’égarer sans jamais lui dire que ce qu’il
faisait était mal, qu’il valait mieux que ça. Surement.
Les lois de Nuremberg, les
discriminations, les camps de concentration et d’extermination, l’étoile jaune,
les chambres à gaz. Autant d’horreurs découvertes au détour d’un livre
d’histoire, autant de coups portés à mes théories et à ma grande certitude «
personne n’est foncièrement méchant ». J’ai pleuré sans comprendre : comment
une si grande haine pouvait-elle loger dans un si petit homme ?
Que lui avaient fait les milliers
d’inconnus qu’il excluait et jugeait sans connaître ? A quoi pensait-il le
soir, la tête sur l’oreiller, quand tant dormaient dans des caves ou des baraques
insalubres par sa faute ?
Etait-il fier ?
J’ai appris les mots «
frustrations personnelles », « avidité », « soif de pouvoir », « espace
vital » en même temps que j’ai réalisé qu’il n’avait pas été le seul. Ils
ont été nombreux a rallié sa cause au fil de ses discours d’illuminé, le
poussant, l’encourageant, l’appuyant, le secondant, lui obéissant. Nombreux à
haïr des hommes et des femmes qui partageaient leur Histoire. Des hommes et des
femmes à la place desquels ils auraient pu être s’ils avaient eu moins de… chance
?
La chance. C’est à ce pauvre
espoir qu’ont du se raccrocher les victimes de ces fous. La chance de ne pas
être celui que le kapo fusille ce matin. La chance d’avoir trouvé un bout de pain
pour ajouter de la consistance à l’eau qu’ils appellent « soupe ». La chance
d’avoir un voisin qui connaît un homme prêt à faire passer les enfants en zone
libre. La chance qui fait couler des larmes sur les joues des rescapés parce
qu’ils ont vu. Six millions de malchanceux assassinés de la main du nazisme.
Chaque pas dans les allées de
Birkenau est un souvenir, une question de plus que je piétine. Les miradors
hilares se moquent : « naïve ! ». Ils me font peur, les rails et les briques
rouges des chambres à gaz aussi. Je pensais être prête, après avoir tellement
lu, vu sur le sujet. « Naïve ! ». Comment peut-on être prête pour ça ? J’étais
venue pour comprendre, et je réalise qu’on ne comprend pas la Shoah. On
l’explique, mais on ne la comprend pas.
Il a neigé et ça glisse. Une
patinoire qui nous aurait tous fait rire, ailleurs, loin. Là, le blanc du camp
promet un vide qui n’est qu’illusion. Chaque baraque me semble bruyante, l’air grouille,
et je crois avoir vu remuer quelque chose sous la surface gelée de ce lac que
la guide dit plein de cendres. Les fantômes n’existent pas, mais les ombres du
camp ne sont pas toutes parties.
A Auschwitz III, elles ont des
visages, et des yeux innombrables qui regardent depuis les murs d’une de ces
maisons où dormaient les officiers nazis. Vieillards, enfants, bébés, hommes,
femmes… Ils sont dignes devant l’objectif, mais ils doutent, cela se lit dans
les moues lasses, les regards défiants, les rares sourires. Plus tard, devant
les milliers de boîtes de Zyklon B entassées derrière les vitrines, on ne peut
que se dire qu’ils avaient raison de douter, même s’ils n’osaient croire en
l’inimaginable. Ils ne pouvaient pas deviner que ça serait pire.
Après les montagnes de cheveux,
de lunettes, de valises et de prothèses, je n’ai plus rien vu.
Combien de fillettes avaient
pleuré leurs couettes, combien de jambes avaient pris appui sur ces bouts de
bois, combien de gens s’étaient dit qu’ils partaient seulement pour un petit moment,
allaient revenir… J’étais sonnée, en rage qu’ « on » ait fait ça, qu’ «on » ait
laissé faire ça, je me harcelais à coups de « est-ce que j’aurais résisté? »,
je marchais, et je me répétais qu’il ne fallait jamais, jamais plus croire en
l’Homme parce qu’il était le seul animal capable de se transformer en monstre.
De retour dehors, l’inscription «
ARBEIT MACHT FREI » me nargue. Je la hais, je hais le sadisme organisé qui
suinte de tout ce qui m’entoure, je veux partir. Les oiseaux chantent et je
fais un bond. Pendant quelques heures, j’avais oublié qu’ils existaient. Il
faut leur dire, leur dire qu’on ne chante pas à Auschwitz.
Mais je n’ai pas le cœur de faire
ça, ils m’ont ramené le présent. Un présent traumatisé par la machinerie nazie.
Un présent marqué de centaines de vœux, de milliers de combats, de millions de
voix. Un présent qui reconstruit, panse et toujours, se bat contre l’oubli, contre
l’instrumentalisation de ces mémoires, de ces yeux qui n’ont pas fui devant
l’objectif. Surtout, un présent qui sait : l’Homme est le seul espoir de
l’Homme.
Il faut leur dire.
Et surtout rappeler que l'éducation même si elle est nécessaire, n'est pas suffisante: l'Allemagne au début des années 1930 était le pays le plus éduqué et le plus avancé technologiquement, mais ça n'a pas empêché l'extrême-droite d'Hitler de commettre leurs atrocités. Au-delà de l'éducation, c'est la conscience collective qu'il s'agit d'éveiller, parce que l'implication citoyenne en démocratie peut faiblir très rapidement.
RépondreSupprimerJe ne vois ton commentaire que maintenant Jérémy ^^"... Mais je suis entièrement d'accord. La finesse de tes analyses m'étonnera toujours!
SupprimerWhaw, qu'est-ce que tu écris bien, tu me diras tu as de qui tenir ;)
RépondreSupprimerMerci pour ce gentil compliment intergénérationnel, je transmets ;).
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