Ne regardez pas si vous avez peur
des miroirs. Non, si vous croyez savoir ce que vous êtes, si votre nature
optimiste a dans l’Homme une confiance sans bornes, alors hâtez vous :
quittez vos sièges et ruez vous sur les portes de sortie ! Une fois
dehors, respirez avec délice le parfum de l’innocence, et… Oh, mais déjà il est
trop tard. Le rideau se lève. Amis candides, naïfs, calez vous dans vos
fauteuils et préparez votre cœur à recevoir le présent que lui fera le lucide
Hamlet ce soir même : une vue panoramique du plus noir de la nature
humaine. Je vous effraie ? Et pourtant, qui serais-je si je vous laissais
dans l’ignorance complète du drame qui se prépare ? Si j’observais,
inactif, les points d’interrogation danser sur vos pupilles ? Comment
pourrais-je permettre que vous regardiez cette pièce d’un œil léger, ou
inattentif faute de mises en garde ou de préparation ? Non, cela ne peut
pas être. Alors, amis, je vous en prie, ouvrez vos oreilles comme si elles
devaient vous servir de parachute, et écoutez moi.
Tout à l’heure, Hamlet sera mort.
Ne souffrez pas pour lui, tel que vous allez le voir, pâle figure fantomatique
agitée de soubresauts, il n’y aura guère plus que la vengeance pour le
maintenir en vie. Alors ravalez vos larmes, car elles arrivent trop tard et apprenez. Apprenez comment ce jeune homme
s’est vu ravir son innocence par une poignée de ses semblables, avides de
pouvoir et dépourvus de conscience. Apprenez comment, avant même d’avoir connu
l’amour, il en fut détourné puis dégoûté. Apprenez, enfin, comment il fit de sa
« folie » son arme.
Que cette âme tourmentée ait été
un jour le fils du roi du Danemark, vous aurez sans doute du mal à le croire.
Et pourtant, prince il le fut, et quel prince ! Brillant, réfléchi, de
nature heureuse, il aurait été un grand souverain. Il aurait été, mais il ne le
sera jamais : la mort mystérieuse de son père ratura son destin et lui
porta le premier coup fatal. Le second fut donné par la Reine, quand elle
l’entretint de son futur mariage avec son oncle. Le dernier par le spectre de
son père lui-même, quand celui-ci apprit à Hamlet que l’oncle en question, qui
partageait à présent la couche de sa mère, était le seul à avoir versé les
gouttes de poison qui lui avaient figé le sang puis ôté la vie.
Je vous vois, là, bouches
ouvertes, et déjà je sais que certains sont perdus, d’autres fébriles, certains
tristes. Pour les uns, rassurez vous et bornez vous à retenir que le poids
qui écrasa les omoplates du pauvre Hamlet n’était ni plus ni moins que celui
d’un vil fratricide. Pour les autres, apaisez vous, le fils n’aura évidemment
de cesse d’avoir vengé le père. Pour ceux qui restent, enfin, je ne peux rien
faire : je vous l’ai dit, âmes sensibles, vous sortirez meurtries de cette
douche de funestes machinations. Mais il me semble entendre les premières
répliques, vite, dépêchons !
Ainsi, vous comprendrez tout à
l’heure que la folie d’Hamlet, si folie il y a, a plus d’une raison d’être. Qui
parmi-vous, parmi nous, accepterait de voir sa mère au bras du meurtrier de son
père? Vos airs fuyants trahissent vos pensées : peu, n’est ce
pas ? Et ce « peu » là le
supporterait par couardise. Le sang des autres ne ferait qu’un tour et ne
retrouverait son débit normal qu’une fois l’assassin confondu et puni :
celui du prince n’est pas différent. Dans quelques secondes vous aurez donc sur
scène le cœur d’Hamlet, franchissant ses lèvres en tirades désespérées et
cyniques. Ce que vous y lirez ne sera pas chrétien, et, en hommes censés,
certains condamneront une impulsivité juvénile. Mais, censé, le prince ne l’est
pas -est-on censé quand on aime ?- et il le sera encore moins quand, après
avoir échappé à la tentative de son oncle qui voulait l’évincer cette fois
définitivement, il apprendra la mort de sa douce Ophélia, seule figure qu’il
chérissait encore un tant soit peu en ce monde.
C’est cet homme brisé, trahi par
ses plus vieux amis, responsable de la mort de sa bien aimée, haï par celui
qu’il considérait comme son propre frère, et craint par sa mère, que vous
verrez se précipiter vers la mort, devant vous, entraînant avec lui le bourreau
de son père.
Laurence Olivier dans Hamlet, 1948 |
Quelle fin voir à tout
cela ? Et bien vous y verrez celle qu’il vous plaira, car je parle trop et
j’entends les murmures agacés de ceux qui aimeraient se garder quelque suspens
pour plus tard. Je vous laisse maintenant : la lumière se fait sur scène
et je ne voudrais pas vous faire manquer les premières répliques. Endurez,
amis, les souffrances du courageux Hamlet. Conspirez, amis, contre l’odieux
Claudius, assassin de son propre frère. Appréciez, amis, le goût d’une
vengeance, qui finalement, ne laissera que peu de rescapés. Et sortez, amis,
quand vous ne distinguerez plus la scène sous les cadavres.
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